Seminario de Literatura contemporánea - Traductorado / Profesorado de Francés

Présence de la poésie et poésie de la Présence : Les Planches courbes d'Yves Bonnefoy

Instituto de Enseñansa Superior en Lenguas Vivas "Juan Ramón Fernández" - Buenos Aires (Argentina)

Buscar en este Blog

VI) Figures de la nostalgie dans "La Maison natale".


* Lecture : section "La Maison natale".


1) «Je m'éveillai...» : rêve de poésie, poésie en rêve.

L'idéal poétique de Bonnefoy, son rêve de poésie, s'exprime et s'émancipe dans "La Maison natale" à travers l'esthétique du rêve (d'inspiration romantique puis surréaliste), chemin d'une Connaissance ancienne emprunte d'une inconsolable nostalgie du temps de l'enfance.
La répétition de la formule d'attaque «Je m'éveillai» (à quatre reprises, I, II, III, VI) marque l'irruption d'une vision du passé où le «je» lyrique de l'auteur trouve sa place dans les interstices des souvenirs et de la nostalgie du temps de l'enfance. Le rêve et les séquences oniriques bégayent comme le langage et les mots se répètent. Mais cet éveil est ambigu : il s'agit d'une espèce de rêve inversé où l'immersion dans les sensations passées succède au sommeil. L'utilisation du passé simple est significative à cet égard est ouvre la voie de la nostalgie de l'enfance rêvée.
C'est bien l'ambiguïté et l'ambivalence qui régissent les lois du rêve et la poétique de la «maison natale». Ainsi, à l'inquiétante familiarité des premiers vers exposant la «bizarrerie du désespoir» et à l'angoissante «vie murée dans la vie» (III, p.85) succèdent
les rires de l'enfant («je riais», IV, p.86), porteur d'une joie salvatrice réelle mais éphémère, comme le rêve lui-même. La dernière strophe du poème IV s'achevant en effet à nouveau sur des images sombres et introduisant les cris du texte suivant (V).
Les images des rêves et celles des poèmes alternent et oscillent, à l'image de la barque et de l'eau et des figures féminines présentes. Mais l'ondulation, la "courbure" (à l'image des «planches» du titre) entre menace et apaisement, entre désillusion et espoir montre une certaine impuissance du poète qui subit (autre loi du rêve) un passé désenchanté, comme en témoigne la valeur du présent de l'indicatif et de l'impératif dans le poème V (2ème strophe, p.87/88). Le poème VI, apparemment plus serein dans la vision qu'il expose, clôt ces perceptions en demi-teintes. Le poète, alors en proie aux mots et au langage et "invité au voyage" (cf. Baudelaire) par la métaphore du train, se fait spectateur de ses propres visions («Je dédiais mes mots aux montagnes basses / Que je voyais venir à travers les vitres», VI, p. 89). Le temps de la contemplation nostalgique des poèmes suivants peut maintenant s'ouvrir.

2) «Sick for home» (Keats) : une nostalgie domestique.

a) Formes et fonction de la nostalgie :
La nostalgie de la «maison natale» est celle des murs, du lieu mais aussi celle des souvenirs d'enfance liés intimement à des êtres. Cette nostalgie domestique inclut donc les acteurs du rêve (et de la maison d'enfance) que sont les différentes figures gravitant autour du poète et de ses visions. Les poèmes VII à X offrent la vision de différentes figures : le père (VII & VIII), la mère (VIII & IX), unis dans le poème VIII. Le poème X propose davantage un décor, une toile de fond : la «maison natale» est bien définitivement une «maison perdue» (p.94), redevenue indéfinie et «une maison natale», entraînant une nouvelle fuite vers l'extérieur et le rapport au monde (le passage de l'article défini «la» à l'indéfini «une» prouvant un aveu d'impuissance de la main-mise du poète sur des souvenirs).
L'eau et la thématique marine replacent la fin de la section dans cette quête éternelle et infinie des souvenirs (comme la mer elle-même et ses inlassables mouvements ondulatoires) : «Et je repars» (XI, p.96). L'obstination du poète, seule "planche" de salut et d'espoir pour lui, est à l'image des mouvements maritimes et de vagues à la recherche de rivages terrestres, «cris d'appels au travers des mots, même sans réponse.» (XII, p.98).
b) Question de traductologie :
* Exercice : Proposer une traduction en français de ces vers de Keats partiellement repris par Bonnefoy dans son oeuvre (IX, p. 93) :

The voice I hear this passing night was heard
In ancient days by emperor and clown :
Perhaps the self-same song that found a path
Through the sad heart of Ruth, when, sick for home,
She stood in tears amid the alien corn
("Ode to A Nightingale", extrait)

[N.B. : une proposition de correction sera fournie lors du Séminaire]

3) La figure tragique et solitaire de la mère :

L'eau et l'élément aquatique sont, dans diverses mythologies et en psychanalyse, associés à la féminité et plus particulièrement à la figure de la mère. La figure féminine dominante dans cette section est bien celle de la mère. Les poèmes VII et IX sont les plus marquants de ce point de vue et restent fidèles aux images ambivalentes proposées par la section : la figure de la mère est tout autant présente qu'absente, mais d'une absence tragique lourde de sens. L'inquiétante «sans visage» annonce peut-être déjà cette tragédie au féminin dès le poème I (p.83), à la manière d'un rêve prémonitoire. Le poème II établit ce lien entre la présence féminine et l'eau : «Je découvrais sous le voile de l'eau / Son font triste et distrait de petite fille.» La «douceur» du «visage [...] riant», imprécise mais sexuée, offre l'image du réconfort maternel fugitif mais sacralisé dans l'instant («Je touchais [...] / Les mèches désordonnées de la déesse», II, p.84). La «vieille femme, courbe, mauvaise» contrastant avec l'«autre» femme, «belle» dans sa simplicité maternelle (III, p.85) n'incarnent peut-être qu'une seule et même entité, qu'un seul et même destin allant à l'encontre du désir inconscient de l'enfant. Destin tragique où la mort, qui trouve presque ici son allégorie, laissera place à la solitude.
Si le poème VIII marque le retour du souvenir de l'équilibre familial et parental, «Un homme et une femme se sont assis / Devant cette croisée, l'un face à l'autre, / Ils se parlent, pour une fois.» (p.92), le poème suivant (IX) expédie rapidement cette vision, elle-même fugace et instable. L'évocation de Ruth, personnage biblique qui est veuve, se veut symbolique de la tragédie maternelle. Les vers de Keats («when, sick for home, / She stood in tears amid the alien corn») sont à la fois hommage en lettres d'or (provenant d'un très grand poète) à cette figure maternelle et expérience de remémoration d'une mère devenue veuve. Le détournement poétique, l'intertexte (l'infiltration des vers de Keats dans le texte même de Bonnefoy qui dépasse donc le cadre stricte de la "citation") font en sorte de faire basculer l'événement dans un indiscutable idéal poétique. Bonnefoy lui-même ne peut circonscrire l'événement et emprunte à ses pairs cette charge émotionnelle trop intense pour être totalement assumée par le seul "je" de Bonnefoy enfant, puis poète. «L'évasive présence maternelle» (IX, p.93) trouve ici son sens par la perte de la figure du père : la fonction maternelle perdant ici son essence en regard de la paternité qui s'évanouit avec la perte du père géniteur. Le «lieu perdu» (IX, p.93), qui incarne la nostalgie domestique, s'affirme bien comme celui de la perte irrémédiable du père, associée à la douleur inconsolable de la mère. A la quête maternelle de réconfort de l'enfant peut donc succéder la nostalgie aiguë de la figure paternelle perdue.


4) La figure perdue et obsédante du père :

La présence de la figure paternelle paraît, de prime abord, plus nette dans la section "La Maison natale" que celle de la mère parce que plus ouvertement fréquente. La douleur et l'obsession de la perte du père (et la solitude conséquente de la mère) sont bien d'origine autobiographique : le petit Yves est encore enfant (il est alors âgé de 13 ans) lorsque son père, Elie Bonnefoy, travailleur de condition sociale modeste, décède en 1936. Par leur précision, les évocations de cette figure du père, en pleine lumière poétique, contrastent avec le clair-obscur des allusions en demi-teinte de la mère : «J'apercevais mon père au fond du jardin. / Il était immobile, il regardait / Où, quoi, je ne savais, au-dehors de tout [...]» (VII, p.90). Les outils du père ouvrier ancrent par exemple les vers dans la réalité nostalgique du temps des souvenirs («Il avait déposé la pioche, la bêche», VII, p.90). Lorsque Bonnefoy écrit «A ce passage-là» (celui du père), «Soient dédiés les mots qui ne savent dire» (VII, p.90), sa poésie se veut alors discrète dédicace et hommage pudique tout autant que recherche formelle de ressaisir ce passé par la simplicité des mots et la quête de présence. «Mais impénétrable est la fraîcheur même, et cruel / Le souvenir des matins de l'enfance» (VII, p.90). Le contre-rejet, après l'adjectif «cruel», renvoie le lecteur à la douleur inexprimable de l'enfant et sans doute aussi celle de l'adulte poète dans l'a-temporalité du rêve et de l'écriture poétique.
L'image du travailleur, et peut-être également celle du malade, transparaît dans les vers de Bonnefoy : «Mais je le vois aussi, sur le boulevard, / Avançant lentement, tant de fatigue / Alourdissant ses gestes d'autrefois». (VII, p.90). La réalité passée empiète-t-elle sur le rêve ? Le miracle de l'écriture et du rêve fait en tout cas revivre la figure du père le temps d'une gigantesque parenthèse (cf. p.91), comme en témoigne la valeur du présent de l'indicatif dans cette page (présent de narration).


5) La figure mythologique et tutélaire de Cérès :

Le Petit Robert des noms propres ne propose de Cérès que l'éclaircissement suivant : «Divinité primitive de la fertilité chez les Latins, totalement assimilée par la suite à Déméter», déesse de l'Antiquité grecque vouée à la fertilité agricole (déesse de la terre cultivée).
Cérès est associée chez Bonnefoy à la féminité et à la fertilité maternelle (de manière allusive dans les poèmes I, II, où le mot «déesse» est présent, et III). Ses attributs de déesse de la terre cultivée se retrouvent sans doute encore indirectement à travers la figure de «Ruth» (IX, p.93), «amid the alien corn» pour l'anglais Keats, que Bonnefoy reprend à son compte. Le poème X expose également le terrain de prédilection de la divinité Cérès grâce à l'expansion, dans ce texte, du champ lexical de la moisson si l'on en juge par la présence des mots ou expressions «grenier», «paille sèche», «le dernier sac monté, de blé ou seigle» (p.94). «[C]elle qui rêv[e] à côté» du poète peut alors désigner Cérès. Il faut attendre le poème XII pour lire une évocation plus explicite de celle-ci : «Je comprends maintenant que ce fut Cérès / Qui me parut, de nuit, chercher refuge / Quand on frappait à la porte [...]» (p.97). Une vérité sans masque s'expose ici comme la redécouverte de la réalité au réveil du monde des rêves, le «refuge» évoqué par Bonnefoy. Celui-ci se place sous les bons auspices de Cérès qui retrouve sa portée mythologique et tutélaire. Le labeur de la terre est, chez Bonnefoy, mimétique et métaphorique du travail du verbe. Dès lors, Cérès pourrait être assimilée à une allégorie de la poésie ou la fertilité poétique est un antidote aux angoissantes nuits de recherche du «lieu perdu» (IX, p.93). La formule finale de la section "La Maison natale" («Cérès qui cherche et qui souffre») attesterait de cette filiation avec le travail du poète en quête d'inspiration.