Seminario de Literatura contemporánea - Traductorado / Profesorado de Francés

Présence de la poésie et poésie de la Présence : Les Planches courbes d'Yves Bonnefoy

Instituto de Enseñansa Superior en Lenguas Vivas "Juan Ramón Fernández" - Buenos Aires (Argentina)

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V) "Dans le leurre des mots" : une "Défense et illustration" de la poésie ?


* Lecture : section "Dans le leurre des mots".
"Les Phares" et "L'Albatros" de Baudelaire ; "Le Rossignol" de Verlaine.

"Dans le leurre des mots" est une section brève, la troisième du recueil Les Planches courbes, qui ne comporte que deux poèmes. Celle-ci occupe une place centrale et privilégiée dans l'économie de ce recueil d'Y. Bonnefoy. Parce que cette section semble s'apparenter à un véritable "art poétique" (*), en quoi les deux poèmes qui la forment peuvent être interpréter comme un éloge de la poésie ? Et si plaidoyer en faveur de la poésie il y a dans cette section, celui-ci n'apparaît-il pas comme paradoxal au regard du titre de la section, insistant justement sur le "leurre des mots" ?

* Art poétique (ou "poétique", n. f.) : Recueil de règles, conventions et préceptes relatifs à la composition des poèmes et à la construction des vers.


1) Les formes et les fonctions de l'éloge de la poésie :

a) L'adresse lyrique :
La nécessité de la poésie s'affirme, dans cette section, par la présence d'une forte adresse lyrique. La voix du poète s'élève par le biais du «Ô» vocatif et la reprise de la scansion "classique" du «Ô poésie» dans le poème II (p.78). Le lyrisme participe de l'éloge lui-même dans la mesure où il est l'écho de la défense de Bonnefoy : «Par ton nom que l'on n'aime plus parmi ceux qui errent / Aujourd'hui dans les ruines de la parole» (II, p.78). Le poète se fond dans son propre discours, autour de la récurrence de la première personne lorsqu'il déclare prendre «le risque de [s']adresser à toi [la poésie], directement [...]» (II, p.78). Les formes de l'éloge d'Y. Bonnefoy s'articulent autour d'un "je" lyrique prenant position en faveur de la poésie.
b) La défense de l'alchimie du Verbe :
En reprenant à son compte les formes traditionnelles du lyrisme poétique, Bonnefoy s'inscrit aussi dans une tradition visant à dresser une "défense et illustration" de la poésie d'où jaillit par des «mots simples [...] le sens malgré l'énigme» (II, p.78). Bonnefoy assigne bien à la poésie une fonction qui est celle de la Connaissance intime des êtres et des choses, se référant en cela à une alchimie verbale : «L'or que nous demandons, du fond de nos voix, / A la transmutation des métaux du rêve.» (I, p.71). Le poète alchimiste peut ainsi se faire bien passeur et découvreur d'une «beauté, suffisante beauté, beauté ultime des étoiles sans signifiance, sans mouvement.» (I, p.74), «de la beauté dans la vérité» (II, p.77).


2) Un plaidoyer paradoxal :

a) Une définition lyrique de l'acte poétique :
«Ses lumières, ses ombres : plus rien qu'une / Vague qui se rabat sur le désir.» (I, p.76). Voici qui augurerait assez bien d'une définition de la poésie selon Y. Bonnefoy, dans son double mouvement paradoxal d'éclaircissement (la quête du sens) et d'ombrage (la formulation du secret), à travers cette errance en direction des sens et du sensible (par le biais d'une métaphore maritime, véritable topos poétique). Si, on le constate, c'est encore une fois une définition lyrique que propose Bonnefoy, cette phrase charnière entre le diptyque formé par les deux poèmes, cette formule, au sens alchimique du terme, alerte pourtant également le lecteur sur les méfaits du langage par l'expression restrictive «Plus rien qu'une [...]» (I, p.76). Soit autant de raisons pour envisager ce plaidoyer de la poésie sous un angle paradoxal.

b) Un éloge de la poésie dans et par le "leurre des mots" ?
Y. Bonnefoy, errant dans « les ruines de la parole » (II, p.78), compare pourtant la poésie à un «théâtre» de mots, à un « mensonge », mettant en exergue des possibles «fautes de langage» que lui-même reconnaît : « Et c'est vrai que la nuit enfle les mots » (II, p.79). L'éloge de la poésie est bien étonnant dans une section intitulée "Dans le leurre des mots". Mais c'est justement parce que la poésie est peut-être sur le point de disparaître (comme la métaphore de la vague, I, p.76), ou demeure en tout cas un objet de mépris ou, pire, d'indifférence, qu'elle doit s'affirmer pour Bonnefoy comme de plus en plus vitale. Le danger qu'il n'y «plus d'images / Plus de livre, plus de grands corps chaleureux du monde» rend alors paradoxalement cette poésie d'autant plus nécessaire, à l'image de cette étoile dans «le ciel illusoire des astres fixes» guidant la «barque» dans l'obscurité (II, p.80), à la manière d'un "phare" baudelairien.

"Dans le leurre des mots" maintient cet univers onirique des sections précédentes en devenant, le temps de ce diptyque en forme d'éloge, le lieu d'une interrogation métadiscursive (*) où la poésie et le poète parlent de poésie.

* Métadiscursif / -ive : ce qui relève du métadiscours (*).
* Métadiscours : discours sur le discours, ou discours au carré (celui qui écrit commente dans le même temps ce qu'il est en train d'écrire).

L'intérêt et la nécessité de la présence d'une poésie de la présence est ici en jeu, poésie de la présence considérée ici à la fois comme leurre et comme espoir. Espoir d'une «première parole après le long silence, / [du] premier feu à prendre au bas du monde mort.» (Derniers vers de la section).

3) Un héritage romantique ?

* Exercice :
Parmi ces extraits de l'oeuvre du poète Shelley Defense of poetry, le(s)quel(s) vous semble(nt) correspondre le mieux à la « défense de la poésie » de Bonnefoy ? Vous justifierez votre réponse en vous appuyant sur votre lecture du recueil et plus particulièrement de la section "Dans le leurre des mots" :
«Un poète est un rossignol qui assis dans l'obscurité chante pour égayer de doux sons sa propre solitude.»
«La poésie est le souvenir des meilleurs et des plus heureux moments, des meilleurs et des plus heureux souvenirs.»
«La poésie immortalise tout ce qu'il y a de meilleur et de plus beau dans le monde

Percy Shelley était un poète anglais romantique (1792-1882), auteur, en 1821, d'une Défense de la poésie, ami des célèbres poètes Keats et Byron (traduits en français par... Y. Bonnefoy). Il fut également l'époux en seconde noce de Mary Shelley, créatrice du roman et du mythe de Frankenstein.

[N.B. : Une proposition de correction de cet exercice sera fournie lors du Séminaire]