Seminario de Literatura contemporánea - Traductorado / Profesorado de Francés

Présence de la poésie et poésie de la Présence : Les Planches courbes d'Yves Bonnefoy

Instituto de Enseñansa Superior en Lenguas Vivas "Juan Ramón Fernández" - Buenos Aires (Argentina)

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I) Panorama 1 : de Baudelaire à Mallarmé.

1) Baudelaire :




FICHES MÉTHODE : Le "-e" muet et la diction des vers ; Vers et formes poétiques (Français Méthode, Hachette, pp. 316/317) ; Le commentaire de texte à l'oral ; Lire un poème en vers (Français Méthode, Hachette, p. 322).
* Lectures : "Correspondances" ; "Les Phares" ; "Spleen" («J'ai plus de souvenir...») ; "Une Charogne" ; "L'Invitation au Voyage" ; "Le Serpent qui danse" ; "Lesbos" ; "A une passante".
* Audition : "A une passante" chanté et mis en musique par Léo Ferré.
* Lecture & commentaire : "Les Métamorphoses du vampire".



Dans le cœur de nombre de lecteurs, de critiques, de professeurs, de traducteurs littéraires, de poètes d'hier et d'aujourd'hui, il y a incontestablement, dans l'histoire de la littérature française, un avant et un après Baudelaire. C'est dire que toute réflexion sur les poétiques modernes et contemporaines des XXe / XXIe siècles doit, paradoxalement peut-être, trouver en réalité son point d'ancrage au milieu du précédent, le XIXe, pour en comprendre la genèse et les enjeux. Et Charles Baudelaire (1821-1867) est une figure absolument centrale à cet égard.
Les Fleurs du Mal paraissent le 23 juin 1857, à l'époque du Second Empire marquée du sceau officiel de la rigueur morale et de la censure publique, ce qui vaudra à l'auteur d'un recueil bientôt amputé un retentissant procès et une lourde condamnation pour «outrage à la morale publique». C'est dire aussi que l'histoire de la publication du livre est également particulièrement romanesque (il faudra attendre une révision du procès et l'année 1949 pour voir le poète et son recueil enfin réhabilités par le justice française).

Le Figaro du 5 juillet 1857, qui rend compte de cette parution récente, avait noté :

«Il y a des moments où l'on doute de l'état mental de M. Baudelaire, il y en a où l'on ne doute plus. C"est la plupart du temps la répétition monotone et préméditée des mêmes mots, des mêmes pensées ; l'ordure y côtoie l'ignoble ; le repoussant s'y allie à l'infect. Jamais on ne vit mordre et même mâcher autant de seins en si peu de pages, jamais on assista à une semblable revue de démons, de fœtus, de diables, de chats et de vermine. Ce livre est un hôpital ouvert à toutes les démences de l'esprit, à toutes les putridités du cœur, encore si c'était pour le guérir».

Pour comprendre l'impact esthétique et éditorial - eu égard au contexte politique - des Fleurs du Mal, il est également opportun de rappeler ici cette lettre historique de Victor Hugo à son confrère pour le réconforter de sa condamnation au lendemain d'un douloureux procès (en 1857, Hugo, 55 ans, républicain et exilé, opposé au coup d'État du 2 décembre 1851 et au régime instauré par «Napoléon le Petit», est déjà auréolé d'une gloire littéraire immense tandis que Baudelaire est, cette année-là, dans sa 36ème année, et n'a à son actif, même si c'est auprès d'un public non négligeable, qu'une traduction - par ailleurs superbe - des contes d'Edgar Allan Poe qu'il a commencé à publier, d'abord en 1848 puis plus régulièrement à partir de 1852). Voici le texte de Hugo :

«J'ai reçu, Monsieur, votre lettre et votre beau livre. L'art est comme l'azur : c'est le champ infini, vous venez de le prouver. Vos Fleurs du Mal rayonnent et éblouissent comme des étoiles. Continuez. Je crie "bravo" de toutes mes forces à votre rigoureux esprit. Permettez-moi de finir ces quelques lignes par une félicitation. Une des rares décorations que le régime actuel peut accorder [celui de Napoléon III ndlr], vous venez de la recevoir. Ce qu'il appelle sa justice vous a condamné au nom de ce qu'il appelle sa morale ; c'est là une couronne de plus. Je vous serre la main, poète.»

La singularité du recueil de Baudelaire n'échappe pas à la simple découverte de son titre. Et poser la question de la signification du titre Les Fleurs du Mal, c'est très certainement interroger le sens de la modernité en poésie, tant le recueil de Baudelaire, dès 1857, ouvre des possibilités nouvelles sur les voies de l'esthétique poétique.

Ce titre repose sur le principe de l'oxymore (*).
Oxymore (n. m.) / Oxymoron (syn.) / Alliance de mots (syn.) : Figure de style qui consiste à «rapprocher deux termes dont les significations paraissent se contredire». (B. Dupriez, Gradus, p. 31).

L'association du complément du nom "du Mal" au substantif "Fleurs" renverse les topoï (*) d'une certaine tradition poétique associant l'élément floral à des connotations mélioratives: l'amour, la passion, la pureté, la création poétique elle-même.

Topos (n. m. sing. / plur. "topoï", étym. grec "lieu commun") : Idée reçue, cliché, stéréotype dans un contexte littéraire.

Ici, le recueil de Baudelaire expose bien des «fleurs maladives», comme le rappelle la dédicace du livre à Théophile Gautier. Parce que l'amour et le monde moderne, comme d'autres préoccupations poétiques, génèrent aussi et peut-être surtout des désillusions, de la souffrance, du désespoir, du «spleen», comme le nomme Baudelaire, cette mélancolie exacerbée qui rend le monde de la Beauté illusoire, factice et temporaire. Les Fleurs du Mal recherchent une esthétique du Mal (cf. les "Litanies de Satan") et de la Laideur (comme dans "Une Charogne"), en laissant toutefois symboliquement des tentatives pour échapper à la misère humaine ("Le Voyage"; les poèmes du "Vin"), sans renier toutefois l'exigence de l'Erotisme ("Lesbos"), de l'Art et du Beau ("Les Phares"), des sens pour tout dire (comme dans le poème "Correspondances" qui érige les synesthésies, c'est-à-dire les troubles sensoriels, au rang d'art poétique). L'âme humaine semble vaciller entre exaltation sensorielle et mélancolie. Le (difficile) point d'équilibre instable que tente d'instaurer ce titre doit nous alerter, nous, lecteurs, qui sommes au cœur du projet baudelairien (cf. "Au lecteur"), qu'il y a bien de la Beauté dans la Laideur, que cette dernière aussi mérite que l'on s'y attarde, que la poésie, enfin, est une perpétuelle quête de redécouverte du réel vouée à provoquer chez le lecteur de la surprise, aussi insolente et aussi insolite soit-elle.
Mais ce titre inspire surtout que toute recherche poétique de volupté semble vaine, puisqu'elle succède toujours aux remords et au désenchantement : dès lors, si le chant n'est lui-même plus possible - conception moderne s'il en est ! - le poète n'aspire plus qu'à l'anéantissement à travers le seul échappatoire possible : "La Mort" (titre de la dernière section).

L'éternelle querelle des Anciens et des Modernes est absurde pour un Baudelaire ouvert à toutes les formes d'innovations en matière d'écriture mais qui, dans le même temps, ne renie rien de ses pairs. Cette dispute est ici dépassée pour imposer une donnée claire et simple, finalement peu commentée : le vers, l' alexandrin (*) et le sonnet (*) sont aussi, dans l'esprit deBaudelaire, des ressources inépuisables, porteuses de recherches, d'inventions et d'audaces prosodiques, stylistiques, thématique et topique.

Alexandrin (n. m.) : «Vers [...] de 12 syllabes première fois dans le Roman d'Alexandre(XIIIe s.) : tombé en désuétude, il fut remis en honneur par Ronsard et la Pléiade en 1555. Son rythme se caractérise par le nombre et le retour régulier d'accents. [...]», Bénac, pp. 4/5).
Sonnet (n. m., étym. italien sonnetto, "petite chanson") : «Poème de 14 vers [...], importé d'Italie en France au XVIe s. par Marot : d'abord en décasyllabe, il fut écrit en alexandrins par les poètes de la Pléiade ; depuis, il a admis tous les mètres (*). Le sonnet comporte deux quatrains et deux tercets [...]», Bénac, p. 186.
Mètre (n. m.) : «La nature des vers, déterminée, pour le vers français, par le nombre et la disposition des syllabes», et non les "pieds", comme dans les vers latins ! Bénac, p. 124. Mètre (n. m.
versificat°) / mettre (v.) sont strictement homophones (*) ; maître (n. m.) : se prononce un peu différemment (voyelle allongée).
Homophones (n. m.) : mots qui présentent une prononciation identique mais qui ne s'écrivent pas de la même manière et n'ont pas la même signification [ex. vers (n. m. ant. prose + adv. de direct°) / ver (n. m. animal) / verre (n. m. matière + récipient) / vert (n. m. + adj. de couleur) / vair (n. m. fourrure cf. la pantoufle de "vair" de Cendrillon)].

Les poèmes des Fleurs du Mal présentent indiscutablement une tension entre Tradition et Modernité. La modernité de certains sujets évoqués par Baudelaire est éclatante, notamment dans les "Tableaux parisiens" où se fondent les impressions d'un poète fasciné par le spectacle urbain. La ville, au milieu du XIXe s., est, par essence, gage d'une modernité constatée, même si elle n'est pas systématiquement souhaitée et peut être source de mélancolie :

«Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas! que le coeur d'un mortel);
[...] Paris change !», "Le Cygne".

Parisien lui-même, mais issu d'une famille d'origine provinciale, Baudelaire loue les bas-fonds de la capitale, où le poète trouve l'inspiration, fait l'expérience d'élixirs divers (absinthe, hachisch, opium entres autres) et côtoie une idéale galerie de portraits faite de petites gens, d'éclopés de toutes sortes, de bandits, de prostituées. «Baudelaire a contracté des maladies vénériennes qui ne s'attrapent pas en se promenant sur le pavé, fût-il glissant, de Paris» notent avec malice Max Milner et Claude Pichois (De Chateaubriand à Baudelaire, Paris, Arthaud, 1985, p. 376). À une vie dissolue s'associe une œuvre novatrice, dense, complexe. Le mythe du personnage Baudelaire, sans doute davantage Dandy et Saltimbanque que véritable "poète maudit", était né alors que Baudelaire, lui, meurt le 31 août 1867, à 46 ans, malade et ruiné.



FICHE MÉTHODE : Lire un poème en prose (Français Méthode, Hachette, p. 326).
* Lectures :
- Aloysius Bertrand : "Un Rêve".
- Baudelaire : "L'Étranger" ; "La Soupe et les Nuages" ; "Le Gâteau  ; "Portraits de maîtresses".
L'implacable modernité baudelairienne s'exprime peut-être encore plus fatalement dans les Petits Poèmes en prose, recueil qui regroupe des pièces publiées entre 1855 et 1864 du vivant du poète puis, de façon posthume, de 1867 à 1869. Le recueil, qui a donc lui aussi une genèse éditoriale complexe, trouve ainsi un second titre qui lui est adjoint dans ses éditions modernes : Le Spleen de Paris. Si ce dernier titre inscrit ce recueil dans la lignée des Fleurs du Mal, ne serait-ce que par la proximité thématique avec les titres des sections "Spleen et Idéal" et "Tableaux parisiens", les Petits poèmes en prose marquent bien sûr une différence et une nouveauté formelles appréciables et même radicales.
C'est à la lecture du recueil Gaspard de la nuit - Fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot (paru en 1842) d'Aloysius Bertrand, que Baudelaire prend la désicion d'écrire à son tour des poèmes en prose. A. Bertrand est un poète dijonnais romantique qui meurt dans l'anonymat le plus total (la publication de son recueil est posthume). Il est néanmoins l'«inventeur incontestable du poème en prose français» (Max Milner, Préface au recueil, Paris, NRF Gallimard, 1980) et son influence, au-delà de Baudelaire et Rimbaud, sera également décisive au XXe s. (Max Jacob et les Surréalistes, Ravel pour le domaine musical).
Si A. Bertrand a le génie de concevoir un système narratif strophique en prose inédit, Baudelaire explore une variété prosaïque qui lui est propre (types de textes, registres, lexique...), de la conversation dialogique (aussi triviale que surprenante dans "L'Étranger") aux paragraphes narratifs et descriptifs les plus aboutis, comme dans "Le Gâteau" ou "Un Hémisphère dans une chevelure". Ces poèmes en prose «s'arrache[nt] à l'écoulement linaire de la prose ; il[s] s'installe[nt] dans un espace limité, condensé, organisé ; souvent [leur] brièveté [les] isole sur l'étendue de la page» (Jean-Louis Joubert, La Poésie - Fonctions et formes, Paris, Armand Colin, 1988, pp. 137/138). Et si Bertrand s'était appliqué à «la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque», selon Baudelaire lui-même dans la dédicace de son recueil, ce dernier cherche en revanche pour son compte à «appliquer» cette ressource prosaïque «à la description de la vie moderne». À la recherche d'élévation, de pureté et peut-être de simplicité, se joint donc cet appel du quotidien et du présent, dans une langue savante à la fois souple et sublime.

Selon Baudelaire lui-même, l'essence même de cette nouvelle prose est d'être «poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience.» L'aveu, s'il est connu, est aussi d'importance. Ces poèmes en prose ne sont donc pas l'occasion pour Baudelaire de s'éloigner du langage poétique, aussi traditionnel soit-il. Il s'agit, au contraire, d'en revenir à ses principes majeurs et à ses fondamentaux intrinsèques. Preuve en est que "L'Épilogue" qui clôt ce recueil en prose est un poème... de 15 alexandrins en rimes croisés. Goût du paradoxe, de la provocation ? Ou volonté de synthèse ? Cet ultime jaillissement s'offre en tout cas comme de la poésie pure, «Dirchtung en allemand, sans distinguer vers et prose» (Max Milner, Claude Pichois, De Chateaubriand à Baudelaire, Paris, Arthaud, 1985, p. 380).
Fil rouge : de Baudelaire à Bonnefoy

Dans un ouvrage récent consacré à Baudelaire (Baudelaire : La Tentation de l'oubli, Paris, Ed. de la Bibliothèque Nationale de France, 2000), Yves Bonnefoy loue sa dette envers son illustre prédécesseur et associe le thème de la Présence, fondatrice d'une modernité poétique, au vécu du poète :

«Que faut-il entendre par la "tentation de l'oubli" ? Le désir que l'écrivain peut éprouver de se laisser porter par sa "belle langue", créatrice d'un monde à sa convenance, sans se rendre compte qu'il perd ainsi le contact avec les choses et les êtres comme ils sont dans une relation inter-humaine que naissance et mort, et le hasard des évènements, déterminent. Et poésie est de se souvenir de cette perte, de lutter contre cet oubli, afin de rendre à ces réalités du monde quotidien leur présence, leur capacité d'enseigner la sorte de vérité qui est propre à l'existence effectivement vécue.»

On aurait sans doute tort de considérer ces quelques lignes d'Y. Bonnefoy comme une simple résurgence de la critique biographique. Les épisodes ou confidences autobiographiques sont d'ailleurs assez rares dans les Fleurs du Mal, mis à part les pièces "Je n'ai pas oublié" et "La Servante au grand cœur , qui font explicitement allusion à l'enfance du poète, ou des pièces élégiaques, comme "À une Dame créole", qui renvoient à un vécu sentimental passé se fondant dans la recherche d'un destin de poète.
Bonnefoy, dans son commentaire, s'inscrit dans une poétique. Par l'exemple de Baudelaire, en mettant en lien l'homme (ou l'enfant) Baudelaire et son œuvre, il se réfère plus certainement à l'expression d'un souvenir, d'une image, d'une sincérité, d'une authenticité ou d'une altérité poétique exprimée par et dans l'écriture, en plein accord avec celui qui, avec ses "moi" multiples, et peut-être à l'image de tout grand poète, porte cette expérience complexe du rapport à soi et au monde.


2) Verlaine et Rimbaud :
* Lecture :
- Rimbaud : "Voyelles" ; "Le Dormeur du val" ; "Villes" ; "Délires II - Alchimie du Verbe".
- Verlaine : "Mon Rêve familier" ; "Après trois ans" ; "Le Rossignol".


C'est en l'année 1871, l'année de la Commune de Paris, que le destin du tout jeune poète Arthur Rimbaud, alors dans sa dix-septième année, croise celui de Paul Verlaine, 27 ans. Que pouvait donc réunir un jeune homme, tout juste sorti de l'adolescence, d'un homme de 10 ans son aîné ? Des origines communes ? Peut-être, ils sont effectivement tous deux issus de familles de militaires du Nord-Est de la France (la guerre de 1870 entre la France du Second Empire et la Prusse a vu l'Alsace et la région de Metz, d'où est originaire Verlaine, cédées à l'Allemagne).

Ils partagent d'ailleurs sans aucun doute tous deux une certaine détestation de la "chose militaire", de l'ordre établi en général, et déploreront naturellement l'échec de la Commune. Mais c'eut été trop mince. C'est une authentique et irrésistible passion pour la poésie moderne qui va motiver cette rencontre, pour bien vite se doubler d'une authentique et irrésistible passion tout court, l'un pour l'autre cette fois-ci. De cette rencontre décisive va se jouer le destin de deux hommes, de deux géants de la poésie, et, vraisemblablement, une grande part de ce qu'est et sera la poésie moderne et contemporaine, tant leur héritage est conséquent.
C'est aussi dès 1871 que Rimbaud correspond avec Verlaine et lui envoie des poèmes depuis Charleville (Ardennes). Le 15 mai 1871, Arthur envoie un courrier à un autre poète, Paul Demeny, qui restera dans les annales de la poésie française comme la "Lettre du Voyant", où Rimbaud affirme son Art poétique, véritable manifeste de la «littérature nouvelle» pour les générations futures :

«Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé !»

On comprend sans doute mieux, à la lecture de cet extrait, les raisons qui font que l'Histoire littéraire retienne cette lettre comme celle du "Voyant", tant celle-ci jette les fondations du projet (au sens étymologique du terme) rimbaldien et de la poétique moderne. En affirmant de cette même missive que «Je est un autre», Rimbaud ouvre la brèche d'une véritable mutation poétique qui épouse les formes d'une révolution, remettant en cause la conception égocentrée d'un "Je" lyrique qui prévalait jusqu'aux Romantiques et aux Parnassiens. Et Rimbaud pressent et annonce aussi à travers cette formule, et ce n'est pas rien, l'importance ce que la psychanalyse (Freud) décrira plus tard à travers les mécanismes de l'inconscient.
En cette même année (1871), Verlaine invite Rimbaud et le reçoit chez lui, à Paris. La réputation de Verlaine est déjà affirmée dans des cénacles et salons de la capitale, il a notamment publié deux de ces recueils les plus importants : les Poèmes saturniens en 1866 et les Fêtes galantes en 1869. Il parraine son jeune protégé, le présente au groupe du "Parnasse contemporain" auquel appartient Verlaine, mené par Théodore de Banville. Les joutes poétiques et les lectures publiques dans les cafés, dans les cercles, s'enchaînent. Les voyages aussi. C'est au cours de l'année 1872 que s'affirme cette liaison amoureuse homosexuelle, liaison tumultueuse et mouvementée, alors que Verlaine est marié depuis moins de 2 ans. Paul et Arthur partent pour Londres puis Bruxelles. À travers cette vie de bohème, les tintements de verres d'absinthe rythment les périodes d'allégresse et de complicité partagée comme les disputes et les moments de crise, et ce jusqu'aux pires excès. Alors que Verlaine fuit subitement Londres et tente de rejoindre sa femme, décidé à se suicider si celle-ci se refusait à cette idée, Rimbaud le rattrape et le rejoint à Bruxelles, persuadé que son ancien amant ne donnera pas suite à ce projet funeste. À ces retrouvailles est associé un épisode fameux : le 10 juillet 1873, Rimbaud, sans doute par orgueil, annonce à Verlaine son intention de rompre définitivement sa liaison avec lui alors que celui-ci, vraisemblablement sous l'effet de l'alcool et hors de lui, tire deux coups de feu sur Rimbaud. Ce dernier ne sort heureusement de cette tentative que blessé au poignet mais dénonce son camarade aux autorités belges qui l'interpellent et le condamnent à deux ans de prison, sa peine étant largement aggravée par les preuves avérées de sa relation homosexuelle, ce que ne tolèrent pas les lois du Royaume de Belgique.

Notre but n'est pas tant ici de dresser une notice biographique sur le destin croisé de ces deux écrivains que de soulever la question suivante : cette relation entre deux poètes majeurs, finalement unique dans l'histoire de la littérature française, a-t-elle eu une incidence sur le cheminement poétique de l'un et de l'autre ? En termes strictes d'influences réciproques cela ne fait guère de doute mais la réponse se doit tout de même d'être nuancée et complétée : il est bien évident que pour le jeune Arthur cette expérience, traumatisante comme elle a dû l'être, a pu contribuer à son abandon si précoce du terrain de l'écriture et de la poésie (encore que d'autres facteurs rentrent ici en ligne de compte) au profit d'autres géographies. Le silence a remplacé le cri, le voyageur aventurier a pris la place du poète précoce pour faire de Rimbaud une icône de la poésie universelle érigée au rang de mythe, d'icône de l'éternel rebelle. Mais on peut aussi rappeler, pour minimiser la portée de cette expérience de vie face à l'enjeu de la création, que des pièces majeurs de l'un et de l'autre de ces deux poètes ont été composées avant même que leurs destins se mêlent, même si, il ne faut pas l'oublier, un recueil comme les Romances sans paroles de Verlaine portent par exemple la marque indélébile de l'incarcération de l'auteur qui est une conséquence directe de sa liaison avec Rimbaud.
Au moment de leur premier contact épistolaire, tous deux voient en Baudelaire «le premier voyant, roi des poètes, un vrai dieu» ("Lettre du Voyant"), comme le souligne Rimbaud. Même si ce dernier modère également son propos, Rimbaud et Verlaine partagent cet indiscutable héritage commun (les Poèmes saturniens de Verlaine doivent également une dette marquée à l'auteur des Fleurs du Mal). Si Rimbaud semble, dans ses vers comme dans sa prose, davantage dans le cri, parfois étouffé, parfois plus sonore, et une révolte en porte-à-faux, jeunesse oblige, Verlaine, au contraire plus impressionniste, a mis en vers une certaine «fadeur» (Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne), d'une douceur à la fois délicate et indécise, saisie à l'aide d'une palette chromatique en demi-teintes qu'il est lui propre et le rend si singulier. Suite à Baudelaire et à sa fameuse théorie des "Correspondances", Rimbaud comme Verlaine vont en tout cas décider du destin du Symbolisme en lui forgeant ses lignes de force : recul du sujet au profit de la sensation, des impressions, intentions métaphysiques empreintes de mystères, voire de mysticisme, comme Mallarmé l'incarnera quelques années plus tard.

Fil rouge : de Verlaine et Rimbaud à Bonnefoy

Les références à Rimbaud et à Verlaine, implicites ou explicites, sont nombreuses dans le travail poétique et les interventions critiques (livres et conférences) de Bonnefoy. Celui-ci voit en Verlaine et Rimbaud les pères fondateurs de la modernité poétique. Pour le premier, c'est notamment sa capacité à avoir innové sur le terrain de la «perceptivité» et du discours sur «les problèmes de l'être-au-monde» que retient Bonnefoy, c'est dire toute l'importance accordée à Verlaine sur l'invention même d'une "poésie de la Présence" (cf. texte de la conférence sur "Le Haïku, la forme brève et les poètes français"). S'agissant de Rimbaud enfin, Yves Bonnefoy n'a jamais caché sa profonde estime pour celui qui a, selon lui, imposé de manière fulgurante la forme brève en poésie (les Illuminations) et posé du même coup les jalons futurs de ce que la poésie contemporaine érigera en principe vital.

3) Mallarmé :

* Lecture : "La Chevelure..." ; "Le Tombeau d'Edgar Poe" ; "Le Tombeau de Charles Baudelaire" ; "Le Phénomène futur" ; "L'Après-midi d'un faune".

La poésie de Stéphane Mallarmé (1842-1898), au seuil du XXe s., tient une place singulière. Même si son œuvre s'inscrit dans la lignée d'un Baudelaire ("La Chevelure...") et s'aligne sur celle d'un Verlaine ou d'un Rimbaud et du mouvement symboliste (cf. "Symphonie littéraire"; "Quelques médaillons et portraits en pied"), il y a bien une "énigme Mallarmé".
Sa poésie semble heurter le sens et l'usage commun des mots, quand ceux-ci ne relèvent pas d'un lexique savant et rare. Il y a presque une langue propre à Mallarmé, ce qui augure naturellement déjà des tentations du XXe s. de faire de la poésie une langage autre, une langue à part entière. Et comme bon nombre de poètes du XXe siècle, la poésie de Mallarmé s'accompagne d'un travail de traduction, relayant ainsi celui de Baudelaire : Mallarmé, par ailleurs Professeur d'anglais, a traduit les poèmes d'Edgar Allan Poe (Baudelaire avait transcrit en français, on s'en souvient, l'ensemble des contes du célèbre auteur américain). Cette œuvre de traduction est presque indissociable de sa tâche de création propre, c'est une sorte de laboratoire qui tente de repousser les limites propres d'une langue face à une autre langue pour trouver un langage ou, à défaut, un sillon commun, c'est une espèce de dictionnaire ouvert sur l'inconnu et l'insaisissable, de maîtrise d'ouvrage sur l'art de choisir, d'agencer, de policer, de confectionner une langue poétique nouvelle. Ce commentaire sur la traduction et ses enjeux pourrait tout aussi bien recouvrir le projet d'écriture et de création mallarméen.

Mais il y aussi, corollaire de cette difficulté à approcher les textes de Mallarmé qui constitue en soi une véritable énigme, un "malentendu Mallarmé", autour de cette œuvre dense et exigeante. On a peut-être trop systématiquement insisté sur le caractère hermétique d'une œuvre qui repose avant sur l'impression sonore et sensorielle. C'est-à-dire que l'on a vraisemblablement eu trop tendance à chercher du sens là où la langue mallarméenne devait avant tout s'entendre (dans les deux sens du terme) en terme de mélodie. Il y a, chez Mallarmé, un ordre musical (cf. l'adaptation de Debussy : Prélude à l'après-midi d'un faune) :

«Cette pendule de Saxe, qui retarde et sonne treize heures parmi ses fleurs et ses dieux, à qui a-t-elle été ? Pense qu'elle est venue de Saxe par les longues diligences d'autrefois.

(De singulières ombres pendent aux vitres usées.)

Et ta glace de Venise, profonde comme une froide fontaine, en un rivage de guivres dédorées, qui s'y est miré ? Ah ! je suis sûr que plus d'une femme a baigné dans cette eau le péché de sa beauté ; et peut-être verrais-je un fantôme nu si je regardais longtemps.

- Vilain, tu dis souvent de méchantes choses.

(Je vois des toiles d'araignées au haut des grandes croisées).»

(Extrait de "Frisson d'hiver").

Le poète, chez Mallarmé, suggère davantage qu'il ne dit : «Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poëme qui est faite de deviner peu à peu: le suggérer, voilà le rêve.» Ce sont moins les mots que les échos, les résonances qui font sens. Il y a bien une grammaire du rythme et de la mélodie. Le symbolisme littéraire et l’impressionnisme pictural se fondent ici en un dessein unique.
La modernité mallarméenne est éclatante, sans complexe. Il y a, par exemple dans le refus d'utiliser la ponctuation, une recherche d'épure qui confine au langage total. La Présence des mots, chez Mallarmé, s'impose par l'absence sans ménagement ni concession de ces signes de ponctuation et du "réel" lui-même, qui surchargent et interrompent peut-être inutilement le projet poétique ou en tous cas lui donne une tournure définitive en contradiction avec ce souhait de toucher à l'infini qui, par définition, est censé laisser un goût d'inachevé. Il y a bien une Présence métaphysique dans l'absence, apparemment anodine, de virgule, de points, de points-virgules, de ces signes, pour ne pas dire ces signaux, qui cherchent, entre les mots, à circonscrire vainement le réel. C'est finalement une quête de linéarité et d'horizon qui se dessine à travers cette absence :

«Si l'horizon a pu développer un "objet poétique" privilégié, c'est qu'il n'est pas vraiment un objet, mais la marque, en tout objet ou paysage, de cette insuffisance de voir, qui le destine à être constamment relayé par le dire. Nombreux sont les poètes qui ont situé l'origine de leur "vocation" dans l'adresse muette venue de cette part lointaine et invisible des choses, qui se dérobe, et que nous nommerons leur horizon d'appel.»

Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d'horizon, PUF (1989).

Fil rouge : de Mallarmé à Bonnefoy

Il a une incontestable parenté entre Mallarmé et Bonnefoy. Au point que ce dernier a préfacé le recueil de son prédécesseur dans la collection NRF Poésie/Gallimard. Le poète et le critique Yves Bonnefoy s'est sans doute plu à creuser le sillon hermétique de Mallarmé. Mais si l'un comme l'autre cultive une remarquable forme d'hermétisme dans leurs poèmes, ils ont toutefois une approche sensiblement différente dans leur rapport au monde. Mallarmé est dans la constante recherche d'une parole pure, conceptuelle, jusqu'à s'extirper au-delà de la réalité matérielle. Bonnefoy, au contraire, s'investit en deça des choses par une forme de langage qui appréhende le vivant et s'en veut l'exact reflet.

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