Seminario de Literatura contemporánea - Traductorado / Profesorado de Francés

Présence de la poésie et poésie de la Présence : Les Planches courbes d'Yves Bonnefoy

Instituto de Enseñansa Superior en Lenguas Vivas "Juan Ramón Fernández" - Buenos Aires (Argentina)

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II) Panorama 2 : d'Apollinaire à Ponge.


1) Apollinaire :

* Lecture : "Zone" ; "La Chanson du Mal-Aimé".
* Audition : "Le Pont Mirabeau" dit par Apollinaire (1'13).
Le 24 décembre 1913, à 11 heures du matin, se déroule un événement tout à fait unique et totalement insolite dans l'histoire de la poésie française. Cet événement a lieu à Paris, dans un endroit qui n'est pas encore l'Institut de phonétique de l'Université de Paris mais que l'on nomme déjà les "Archives de la parole" (dénomination savoureuse s'il en est...), inauguré le 03 juin 1911. Se trouvent là réunies sept personnes pour une expérience scientifique tout à fait inédite. Un historien de la langue française, illustre grammairien, dirige les opérations : il s'agit du Professeur Ferdinant Brunot, titulaire depuis 1900 d'une chaire en Sorbonne d'Histoire de la langue française, accompagné pour l'occasion par son épouse. Un ingénieur, du nom de Ravenet, seconde le professeur : il officie pour l'occasion au titre d'un mécénat offert par l'entreprise phonographique et cinématographique Pathé (fondée par les frères Pathé en 1896). De jeunes écrivains enfin, au nombre de quatre, dont Paul Fort, André Billy, André Salmon et son ami Guillaume Apollinaire s'affairent et s'émerveillent autour de drôles d'instruments utilisés pour l'occasion. C'est donc en cette journée de Noël de l'année 1913 qu'a lieu cette expérience : Apollinaire déclame trois de ces poèmes et sa voix est gravée à jamais pour la postérité sur un cylindre de cuivre durant cette séance d'enregistrement, puisque c'est de cela dont il s'agit. Ce cadeau de Noël à l'humanité contient les trois poèmes suivants : "Le Voyageur", "Le Pont Mirabeau" et "Marie", ils sont extraits d'Alcools, recueil du même Apollinaire paru la même année (1913).

Cette anecdote, historique, doit nous indiquer qu'avec Apollinaire les inventions techniques, les révolutions scientifiques accompagnent les bouleversements littéraires et artistiques d'un XXe s. qui, décidément, ne ressemblera en rien au précédent. Le recueil Alcools est effectivement publié dans un contexte assourdissant de nouveautés, à grands coups de révolutions et de soubresauts dans la multitude et la diversité des domaines du savoir et des activités humaines.
Petit florilège autour de la décade 1907-1917 : Picasso, dès 1907, peint Les Demoiselles d'Avignon et réinvente la peinture par le procédé du cubisme. Picasso ne fait ni plus ni moins que mettre à bas toute l'histoire de la peinture occidentale, depuis les sublimes peintures rupestres de l'âge des cavernes jusqu'au XIXe s. Avec le cubisme, Picasso et Braque remettent totalement en cause la théorie d'Aristote fondée sur la mimesis, consistant en l'imitation du réel. L'année suivante, en 1908, le capitalisme économique, déjà sur fond de crise, révolutionne les modes de production : la fameuse Ford T est la première automobile produite de série aux Etats-Unis. Le récent procédé commercial du cinématographe, comme on l'appelle à l'époque, rend compte de ce genre de nouvelles, alors que les radios annoncent, le 15 avril 1912, que le Titanic coule (plus de 1500 victimes). Dans le même temps, d'autres géants, des airs cette fois-ci (comme le fameux Zepellin), envahissent un ciel qui va vite s'assombrir. L'année de publication d'Alcools coïncide avec l'un des plus grands scandales de l'histoire de la musique : Le Sacre du Printemps, d'Ygor Stravinsky, bouleverse tout ce qui est connu jusqu'alors en 1913 en matière de rythme et d'harmonie. En 1914, Charlie Chaplin a déjà inventé le légendaire personnage de Charlot alors que le 28 juin de la même année, l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand à la tête de l'empire austro-hongrois, par le jeu des alliances entre nations, précipite la première guerre mondiale de l'histoire de l'Humanité. Ce conflit connaît pour la première fois l'utilisation de l'aviation (qui a également du point de vue civil un développement fulgurant), de sous-marins et de bâtiments ultramodernes (cuirassés), de chars, de bombes, de gaz, et de certaines techniques de combat et d'extermination (génocide, déportation...) qui relèguent les batailles pourtant sanglantes des siècles précédents à l'âge de pierre dans l'art de la guerre. Avec un bilan d'environ 9 millions de morts (et presque autant de mutilés), la première guerre mondiale (1914-1918) fait, pour la première fois, rimer modernité et atrocité à l'échelle du monde. Einstein signe, au beau milieu de ce conflit planétaire, en 1915, sa Théorie générale de la Relativité (E=MC²), travaux dont les répercussions seront sans précédent dans l'Histoire de la science moderne. L'année 1917 enfin, voit le Tsar de Russie renversé au profit de révolutionnaires prolétariens qui porteront au pouvoir un certain Vladimirilitch Oulianov, que ses camarades nomment Lénine ("l'homme de Lena"), ouvrant ainsi la voie à 74 années de communisme en URSS (1917-1991).

On le constate, une page semble tournée définitivement par rapport au siècle précédent. L'ère de la vitesse et du mouvement s'ouvre : tout se précipite, tout s'accélère. Et Apollinaire, poète de l'Avant-garde, se veut aux premières loges dans ce mouvement et loue une nouvelle religion, celle de l'Aviation :

«Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation» ("Zone")

Apollinaire (1880-1918), apatride d'origine polonaise mais cosmopolite dans l'âme et proche des populations migrantes, cultivant le goût des paradoxes et des affabulations, blessé à la Grande Guerre en 1916, poète à cheval entre le XIXe et le XXe siècle ? Non, plutôt en avion. Mais sa poésie mime ce mouvement encore entre l'Ancien (figures de la mythologie antique ou des légendes médiévales) et le Moderne : adoption fréquente du vers libre dans une poésie refusant la ponctuation, utilisation des calligrammes pour rendre compte de cette forme de poèmes-dessins qu'il compose.

Dans Alcools (avril 1913), c'est un «Apollinaire entre deux mondes» (titre d'un ouvrage de Pierre Brunel) qui s'offre à son lecteur-auditeur (cf. enregistrements). Cet interstice, c'est ce que le poète et universitaire Jean-Michel Maulpoix appelle un «espace dialogique, expressif, conflictuel… où s'éprouvent les divers degrés de la familiarité et de l'incongruité, de la banalité et de l'érudition, comme s'il ne s'agissait plus vraiment d'opposer (ainsi que s'y employait encore Rimbaud) le noble et le vulgaire, mais de les rapprocher d'aussi près que possible.» (Site Jean-Michel Maulpoix & Cie, "Alcools de Guillaume Apollinaire").
Alcools est souvent l'occasion de développer une forme de lyrisme, d'élégie en recherche d'élévation ou plus exactement d'envol, mû par un enthousiasme de comptoir (héritage baudelairien de la fréquentation des cafés et des bouges), un engouement digne de celui des "réclames" (ancêtre de la publicité) et des «prospectus» ("Zone"), une énergie vitale mimétique de la fée électricité qui relève de l'ivresse verbale (d'où un sens possible du titre du recueil). On trouve, chez Apollinaire, une tension (au sens électrique du terme) entre la verticalité aérienne à l'image de l'ivresse des vents des aviateurs et l'horizontalité bien terrienne du zinc conçu comme piste atterrissage. Et dans les deux cas c'est le vertige (prosodique ici) qui unit ces deux tentations contraires : vertiges des hauteurs (d'esprit, du ciel, des nuages), des vapeurs (d'alcool, de gaz d'échappement, des nuages). Dans ces poèmes, un peu à l'image de sa personnalité, le rare, le précieux et le noble côtoient le surprenant, l'insolite et le populaire. Les rencontres les plus incongrues se forment d'un poème à l'autre (de contemporains d'Apollinaire comme le Pape Pie X dans "Zone" jusqu'à des créatures des mythologies nordiques comme la Loreleï dans "Nuit rhénane"). Un recueil comme Alcools mêlent des thèmes traditionnels et universels (la mélancolie du temps qui passe et d'une saison comme l'automne, la déception sentimentale et amoureuse...) à des préoccupations beaucoup en phase avec son temps : la ville, le monde moderne et industriel, les exilés de la vie (bohémiens, marins), les laissés pour compte (prostituées...), les populations migrantes enfin.
Les Calligrammes (1918) sont des poèmes dont le texte forme un dessin qui représente ou est en lien avec le sujet du poème. Apollinaire n'invente pas le procédé même du calligramme : on en trouve des exemples dès l'Antiquité grecque jusqu'aux surprenantes tentatives de Robert Angot de l'Eperonnière, au XVIIe s., en pleine époque et exigences classiques (cf. Chef-d'œuvre poétiqu
e, ou première partie du Concert des Muses françaises, 1634, qui contient 5 "calligrammes"). En revanche, Apollinaire est à l'origine du terme "calligramme", formé comme mot-valise à partir de "calligraphie" et d'"idéogramme".

Mot-valise (n. m.) : Procédé qui consiste à «amalgamer deux mots sur la base d'une homophonie partielle, de sorte que chacun conserve de sa physionomie lexicale de quoi être reconnu.» (B. Dupriez, Gradus, p. 303).

"Calligraphie", comme "idéogramme" d'ailleurs, renvoie bien à cette idée de travail sur l'aspect visuel et graphique du poème. A une visée musicale que détient tout poème, le calligramme superpose une visée graphique et même parfois picturale tant celle-ci peut être complexe (cf. "La Colombe poignardée et le jet d'eau"). La visée graphique insère parfois discrètement un trait comique que le texte brut ne dévoile pas forcément de prime abord. Ainsi, dans "Un terrible boxeur", Apollinaire utilise-t-il la forme du B majuscule pour rendre compte dans son dessin de la forme des gants de boxe du sportif.
Notons enfin que les thèmes des calligrammes recoupent souvent ceux illustrant déjà la poésie en vers libres d'Alcools. Mais le propos d'Apollinaire a toutefois parfois de quoi surprendre. Ainsi la "Tour Eiffel" propose-t-elle le texte suivant :

«Salut monde dont je suis la langue éloquente que ta bouche ô Paris tire et tirera toujours aux Allemands»

Ce serait oublier que ces calligrammes portent le sous-titre "Poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916" en plein conflit auquel Apollinaire a participé et où la France et l'Allemagne, ennemis depuis la guerre de 1870, s'entre-déchirent (cf. campagne de Verdun). N'occultons pas non plus qu'Apollinaire sera gravement blessé durant cette "boucherie héroïque" (Voltaire) que sera la "Grande Guerre" et qu'il mourra précocement, affaibli par cette blessure, le 09 novembre 1918, soit, ironie de l'Histoire, deux jours avant la signature de l'Armistice (11 novembre) qui scelle la fin du premier conflit mondial.

Fil rouge : d'Apollinaire à Bonnefoy

A un Apollinaire qui déclarait volontiers «Et moi aussi je suis peintre», et on le comprend mieux à la lecture de quelques uns de ces calligrammes, correspondrait assez bien le goût immodéré d'un Yves Bonnefoy grand amateur de beaux arts. Ces relations entre artistes et entre disciplines, par delà les amitiés et les liens affectifs ou même parfois les intrigues amoureuses (Apollinaire et Marie Laurencin), sont finalement assez récentes. Tout au plus sont-elles revendiquées en tant que telles depuis le Romantisme, qui place ce type d'échange au cœur de ces revendications et de ses pratiques dans les Salons littéraires de l'époque. L'admiration sans borne d'un Baudelaire pour Delacroix, d'un Mallarmé qui place son amitié pour les Impressionnistes au premier rang, ou d'un Apollinaire fin connaisseur de la modernité cubiste, trouve finalement son aboutissement chez un Bonnefoy préfaçant un ouvrage intitulé Naissance de la peinture moderne, et par ailleurs critique alerte de l'œuvre du peintre et graveur espagnol Goya. Bonnefoy, s'intéressant aussi aux peintres de son temps (Dans la couleur de Garache, 1974), est par ailleurs l'auteur d'une étude qui lie les deux domaines qui nous occupent : Peinture, poésie, vertige, paix est publié en 1975. Il offre par ce volume ce genre de passerelle que le poète se plaît a emprunter au-delà de sa propre fenêtre sur des thèmes (vertige et paix) très marqués en eux-mêmes de la lecture et du sceau d'Apollinaire.


2) André Breton et les Surréalistes:

* Lecture : "Forêt noire" ; "Cinq rêves" (n°5) ; "Ile" ; "Tournesol".

C'est dans le Manifeste du Surréalisme (1924) qu'André Breton (1896-1966) donne une définition du "Surréalisme", mot choisi pour définir l'écriture qu'il entend pratiquer et promouvoir, en référence à un ouvrage d'Apollinaire, décédé en 1918 (Les Mamelles de Tirésias, "Drame surréaliste"). Premier paradoxe : le mot "surréaliste" n'est donc pas l'œuvre d'un poète "surréaliste" à proprement parler, même si Apollinaire a eu une influence décisive sur ce groupe et ses premiers protagonistes qui allaient bientôt fonder une véritable Internationale du Surréalisme sur le tombeau et le traumatisme de la Première Guerre mondiale. Voici la définition que donne A. Breton :

«Surréalisme, n. m. : Automatisme psychique pur par lequel on se propose d'exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l'absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.»

Deuxième paradoxe : cette définition est, dans la forme, celle d'un dictionnaire, alors que le Surréalisme s'attachera à libérer les mots de définitions définitives. C'est en réalité une description de "l'écriture automatique" qui sera pratiquée par les Surréalistes, sans pour autant revendiquer une "école de pensée", même s'il faut considérer le Surréalisme comme un mouvement littéraire et plus globalement artistique (peinture, cinéma, photographie...). Le Surréalisme ne sera pas une "école de pensée" parce qu'il trouve sa source dans la vie quotidienne, par la «toute puissance du rêve» et le «jeu désintéressé de la pensée». Cela ne l'empêchera de devenir un compagnon de route du PCF (troisième paradoxe). Le Surréalisme s'inspire d'expériences médicales de l'époque : c'est une porte ouverte sur l'inconscient (d'où son lien étroit avec cette science de l'esprit nouvelle qu'est la psychanalyse, fondée par Freud au début du siècle). Les processus créatifs des principes surréalistes sont passifs : dans la démarche surréaliste, les mots sont pris pour eux-mêmes, hors des seules définitions des dictionnaires, et combinés, libérés de telle sorte à pouvoir observer les conséquences de ces associations d'un type nouveau. Ces processus inconscients tentent de jeter un regard poétique nouveau sur les objets et de libérer les mots eux-mêmes de l'emprise de la société bourgeoise. Il est aussi par ce biais un regard politique : une insurrection générale est proclamée contre l'ordre établi par la bourgeoisie (c'est la raison pour laquelle Breton et les Surréalistes seront très proches du PC).
Voici le récit qu'a fait André Breton d'une expérience qui a conduit vers la voie du Surréalisme :

«Un soir donc, avant de m'endormir, je perçus, nettement articulée au point qu'il était impossible d'y changer un mot, mais distraite cependant du bruit de toute voix, une assez bizarre phrase qui me parvenait sans porter trace des événements auxquels, de l'aveu de ma conscience, je me trouvais mêlé à cet instant-là, phrase qui me parut insistante, phrase oserai-je dire qui cognait à la vitre. J'en pris rapidement notion et me disposais à passer outre quand son caractère organique me retint. En vérité cette phrase m'étonnait; je ne l'ai malheureusement pas retenue jusqu'à ce jour, c'était quelque chose comme : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre », mais elle ne pouvait souffrir d'équivoque, accompagnée qu'elle était de la faible représentation visuelle d'un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l'axe de son corps. A n'en pas douter il s'agissait du simple redressement dans l'espace d'un homme qui se tient penché à la fenêtre. Mais cette fenêtre ayant suivi le déplacement de l'homme, je me rendis compte que j'avais affaire à une image d'un type assez rare et je n'eus vite d'autre idée que de l'incorporer à mon matériel de construction poétique. Je ne lui eus pas plus tôt accordé ce crédit que d'ailleurs elle fit place à une succession à peine intermittente de phrases qui ne me surprirent guère moins et me laissèrent sous l'impression d'une gratuité, telle que l'empire que j'avais pris jusque-là sur moi-même me parut illusoire et que je ne songeai plus qu'à mettre fin à l'interminable querelle qui a lieu en moi.
Tout occupé que j'étais encore de Freud à cette époque et familiarisé avec ses méthodes d'examen que j'avais eu quelque peu l'occasion de pratiquer sur des malades pendant la guerre, je résolus d'obtenir de moi ce qu'on cherche à obtenir d'eux, soit un monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l'esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, qui ne s'embarrasse, par suite, d'aucune réticence, et qui soit aussi exactement que possible la pensée parlée. Il m'avait paru, et il me paraît encore - la manière dont m'était parvenue la phrase de l'homme coupé en deux en témoignait - que la vitesse de la pensée n'est pas supérieure à celle de la parole, et qu'elle ne défie pas forcément la langue, ni même la plume qui court. [...]
Sur la foi de ces découvertes, un courant d'opinion se dessine enfin, à la faveur duquel l'explorateur humain pourra pousser plus loin ses investigations, autorisé qu'il sera à ne plus seulement tenir compte des réalités sommaires. L'imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. Si les profondeurs de notre esprit recèlent d'étranges forces capables d'augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter, à les capter d'abord, pour les soumettre ensuite, s'il y a lieu, au contrôle de notre raison.» (Manifeste du Surréalisme, 1924)

Dès 1924, de nombreux artistes plasticiens viennent grossir le rang des adhérents au Manifeste du Surréalisme. C'est le cas du peintre allemand Max Ersnt, de son collègue français Jean Arp, du photographe et peintre Man Ray, bientôt rejoint par le français André Masson et l'espagnol Joan Miró (tous deux peintres). Mais il y a deux en réalité deux Manifestes du Surréalisme : le second est publié en 1929, cinq ans après le 1er, et deux ans après la décision d'engagement officiel du mouvement auprès du PC (en 1927). Cette adhésion collective est aussi l'objet de disputes et de départs au sein du mouvement : Antonin Arthaud et Philippe Soupault, notamment. La publication du second Manifeste entraîne aussi l'adhésion de nouveaux membres, comme celle de Francis Ponge, René Char ou le cinéaste Luis Buñuel. C'est durant cette période que Breton se réconcilie avec Tristan Tzara , avec lequel il s'était brouillé (Tzara avait créé le mouvement "Dada" en dissident). La réputation du mouvement fait que de nouveaux groupes qui se réclament du Surréalisme s'organisent un peu partout en Europe à partir des années 1930 : outre les sections françaises et belges, on compte des oraganisations de Surréalistes en Grande-Bretagne, en Suisse, en Tchékoslovaquie, au Japon puis en Amérique. C'est dans les années 30 que des noms prestigieux apposent à leur tout leur signature au bas du Manifeste d'André Breton : René Magritte, Alberto Giacometti, Salvador Dalí. Durant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), les Surréalistes s'exilent à New York, nouveau centre du Surréalisme, alors que Paris est occupé et que le Surréalisme (comme le Cubisme et le jazz) est naturellement condamné par l'occupant nazi qui le qualifie d'"art dégénéré". Même s'il est en perte d'influence à partir des années 40, des groupes se réclamant du Surréalisme se maintiendront jusqu'aux années 60. Cette époque correspond à l'extinction de la génération de Breton : ce dernier meurt en 1966, Magritte l'année suivante, alors que certains individus continueront à se revendiquer comme surréalistes bien au-delà (Dalí peint sa dernière toile en 1983 et décède en 1989).

Fil rouge : des Surréalistes à Bonnefoy

Quel rapport entre Yves Bonnefoy et le Surréalisme ? La question se pose parce qu'elle ne va pas de soi lorsqu'on connaît un peu l'œuvre de Bonnefoy. Peu de commentateurs se sont pourtant intéressés au surréaliste Bonnefoy qui, il est vrai, ne l'est pas resté longtemps, à peine 5 ans, entre 1946 (il a alors 23 ans) et 1951. Durant ces 5 années, sans doute pour être dans l'air du temps et par attrait naturelle face à la modernité artistique, Bonnefoy va écrire quelques poèmes, des essais, alors qu'il traverse, c'est vrai, des tentations surréalistes. Mais Bonnefoy se dégage très tôt du Surréalisme parce qu'il s'est intéressé, dès son premier recueil, Du mouvement et de l'immobilité de Douve (1953), au langage comme objet de réflexion en soi, et non plus comme moyen, ou comme un outil, ce que le Surréalisme a toujours considéré. Autrement dit, il y a chez Bonnefoy, depuis 1953, la recherche constante d'une poétique (c'est-à-dire une réflexion critique sur le langage, sur ses fonctions, ses pouvoirs, ses limites) qui est précisément totalement absente des préoccupations surréalistes. Et c'est vraisemblablement ce qui explique son divorce avec les émules d'André Breton et l'incompatibilité de son travail avec celui des Surréalistes. Néanmoins, cela ne l'empêchera pas de reconnaître l'importance du mouvement surréaliste : en 2001, Yves Bonnefoy se retourne sur ses années de jeunesse, peut-être était-ce aussi l'heure du bilan, et publie un essai intitulé André Breton à l'avant de soi. Et c'est aussi cette même année qu'il poursuit son inlassable labeur de poète en publiant Les Planches courbes.


3) Ponge :

* Présentation : l'objet-livre du numéro des Cahiers de L'Herne consacré à Ponge.
* Lecture : "Pluie" ; "Le Cageot" ; "L'Huître" ; "Le Pain".

Si Francis Ponge (1899-1988) a effectivement participé au mouvement surréaliste, c'est pour mieux s'en détacher, bien qu'il soit toujours resté très proche d'eux politiquement. C'est surtout par refus de l'écriture automatique et de la spontanéité chères à A. Breton que Ponge s'est séparé des Surréalistes. Ponge est, en effet, un artisan du verbe, qui considère le travail sur la langue et les mots comme un principe vital. Et sa recherche poétique nécessite, par nature, de longues cessions de travail sur la matière verbale.
Sa démarche tient à la fois de celle du sculpteur, qui voit son matériau se modeler petit à petit par son action, et de celle du chercheur scientifique, qui émet des hypothèses de travail, expérimente et observe, avant de tirer bénéfice d'éventuelles trouvailles. Autant dire que cette approche (tant dans ces méthodes que dans la dimension que Ponge entend lui donner) n'a rien de spontané et qu'elle s'écarte donc par nature du projet qu'était celui des Surralistes. Il reste cependant un point commun dans le travail de Ponge avec les émules du Manifeste du Surréalisme : c'est la caractère ludique de son approche qui, bien que très sérieuse en soi, ménage incontestablement un certain jeu sur la langue. Inventeur du mot "objeu", mot-valise entre "objet et jeu" qui connaîtra d'ailleurs un certain succès chez d'autres écrivains du XXe s. et auprès des psychanalystes, Ponge entend explorer toutes ressources de la langue et la naissance d'une parole perpétuellement remise en question.

Le Parti pris des choses (1942), tout comme Proêmes (1948), ses deux premiers recueils qui sont aussi les plus lus et les plus commentés, marquent une véritable originalité dans la poésie française du XXe s. Cette singularité se distingue d'entrée dans les sujets abordés : des objets ou des manifestations du quotidien, des petits animaux sans importance, des choses inutiles ou banales, soit autant d'éléments qui, a priori (et a priori seulement), sont a-poétiques, c'est-à-dire qui ne méritent pas le regard noble et l'attention de joaillier du poète. Ce sont tous ces petits rien qui intéressent au plus haut point Ponge et que celui-ci se propose de mettre en vedette par une mise en forme épurée, où l'exactitude du mot choisi dans la description ou l'appréciation se doit de rimer avec la précision et la rigueur d'expression, en fuyant toute forme de verbage inutile et en privilégiant une certaine économie de moyens. Par cette recherche du mot juste, Ponge voit d'ailleurs davantage ses illustres prédécesseurs dans les classiques comme Malherbe (pour la justesse des traits dans ses éloges), La Fontaine (pour l'art de la maxime et l'économie de moyens dans ses fables) ou La Bruyère (pour son sens des formules dans les Caractères).
Et c'est bien en proposant une poétique qui lui est propre que Ponge va imprimer sa marque dans le panorama de la poésie française et contemporaine. Pour Ponge, le rapport de l'homme au monde s'établit par le langage : c'est en cela qu'il y a bien une dimension métalinguistique très présente dans la poésie de Ponge. Le langage y parle de langage, la langue y réfléchit sur la langue, les mots investissent les mots. Les étymologies, les analogies, les paronomases (*) sont des principes actifs porteurs de sens et de vérité.

Paronomase (n. f.) : «Rapprochement de mots dont le son est à peu près semblable, mais dont le sens est différent» (B. Dupriez, Gradus, p. 332).

Fil rouge : de Ponge à Bonnefoy

Il est de bon ton, surtout dans certains milieux s'intéressant à la poésie contemporaine, d'opposer Ponge et Bonnefoy, tant ces deux figures semblent, au jour d'aujourd'hui, avoir donné naissance à deux écoles distinctes. On trouve souvent des commentaires portant aux nues Ponge en le comparant à Bonnefoy qui serait, naturellement, bien moins moderne et audacieux. Rien n'est moins sûr, ne serait-ce qu'au regard des influences de l'un et de l'autre et des filiations qu'ils se sont choisies. De toute évidence, Ponge et Bonnefoy ne devaient guère s'apprécier, même si l'un et l'autre ont gravité autour de Philippe Jaccotet, troisième grande figure de la poésie d'expression française de la deuxième moitié du XXe s., qui fréquentait l'un et l'autre. Sans doute les sphères respectives de Ponge et Bonnefoy, si elles scrutent et creusent volontiers de concert au cœur des mots, divergent-elles nettement une fois cette tâche accomplie. Ponge trouve encore de l'émerveillement et même une joie sincère à mettre les mots en ordre de marche tandis que Bonnefoy constate dans le même temps le caractère vain de la tentative de saisissement du monde par les mots et le langage. Il y a bien, à partir d'une expérience commune (celle du rapport au monde par le langage), deux constats a posteriori inconciliables chez ces deux champions de l'expression poétique contemporaine.

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