Seminario de Literatura contemporánea - Traductorado / Profesorado de Francés

Présence de la poésie et poésie de la Présence : Les Planches courbes d'Yves Bonnefoy

Instituto de Enseñansa Superior en Lenguas Vivas "Juan Ramón Fernández" - Buenos Aires (Argentina)

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III) Après Auschwitz et Hiroshima : écrire ?


* Diaporama : Auschwitz, Hiroshima et Nagasaki.

Le XXe s., et en particulier la Seconde Guerre mondiale (1939-45), a connu les pires des atrocités humaines. C'est, d'une part, l'Holocauste en Europe, la «Hache de l'Histoire» (jeu de mots de G. Perec, écrivain français juif, le H pouvant renvoyer à l'initiale du mot Holocauste bien sûr mais aussi à l'infernale formule du salut nazi «Heil Hitler !»). Ce génocide verra l'extermination d'environ 6 millions de Juifs (soit l'élimination des deux tiers des Juifs vivant en Europe avant la guerre) à laquelle s'ajoute l'exécution d'autres groupes humains (pacifistes, socialistes, communistes, anarchistes, syndicalites, résistants et opposants de la société civile, démocrates, prisonniers de guerre, homosexuels, handicapés physiques et mentaux, témoins de Jéhovah, Tziganes, chrétiens opposés aux nazis...). On dénombre ainsi 10 à 12 millions de victimes directes du régime nazi en Europe (alors qu'on compte globalement jusqu'à 60 millions de victimes de la seconde guerre mondiale dont, comme dans toutes les guerres, davantage de civils que de militaires).
La "solution finale" a consisté en l'extermination programmée des Juifs en ayant notamment recours aux chambres à gaz. Le seul camp de concentration et d'extermination d'Auschwitz, le plus important dans le dispositif nazi de cette "solution finale", ouvert en mai 1940 et libéré le 27 janvier 1945 par l'Armée soviétique, verra 1,3 million de prisonniers déportés : 1,1 million périront (estimation de l'historien Franciszek Piper). Parmi toutes ces victimes, environ 900 000 l'auront été dès leur sortie des convois par train, tant les conditions d'acheminement des personnes étaient atroces (90 % des victimes d'Auschwitz furent des Juifs). «A l'apogée des déportations, on gaza jusqu'à 8000 Juifs par jour à Auschwitz-Birkenau» (Encyclopédie multimedia de la Shoah).

Mais dans ce tableau particulièrement macabre des atrocités humaines contemporaines, il convient aussi d'ajouter la Bombe A (bombe atomique) et l'utilisation qui en a été faite sur le Japon en 1945 face au refus de ce pays de se plier à l'ultimatum posé par les Alliés. La première explosion, le 6 août, sur Hiroshima, fera instantanément environ 75 000 morts. Trois jours après celle lancée sur Hiroshima, une seconde bombe A éclate au dessus de Nagasaki (9 août) : on estime à environ 40 000 les victimes de ce nouveau désastre. Plusieurs centaines de milliers de personnes succomberont plus tard des suites directes de ces deux explosions (pathologies diverses, cancers...). L'ère des conflits et de la puissance atomiques s'ouvrait.
L'intérêt, ici, n'est pas de faire un effroyable bilan comptable et comparé des victimes de la seconde guerre mondiale, ni même de se poser la question de savoir s'il est bien pertinent de mettre en vis-à-vis les atrocités du drame de la Shoah et le cataclysme nucléaire d'Hiroshima/Nagasaki. Il est plutôt pour nous, littéraires, de prendre en compte la portée de ces vérités historiques quant à la possibilité même d'écrire après leur avènement.
Ainsi, pouvait-on et devait-on écrire après l'inconcevable expérience des atrocités de l'Holocauste ? Pour un occidental en Europe, après la Shoah, tout comme pour un Japonais à la même époque, après les drames d'Hiroshima et de Nagasaki, y avait-il encore un sens à écrire de la poésie ? Soit autant de questions qui mériteraient d'être posées si, par ailleurs, on réussissait au préalable à faire face à ce terrible questionnement : y a-t-il réellement un après Auschwitch possible, un après Hiroshima envisageable ?
Certains, au lendemain de la guerre, comme l'écrivain Theodor Adorno, répondent par la négative : «écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est même devenu impossible d'écrire aujourd'hui [en 1949] des poèmes».

Face à ce problème philosophique, à cette question, sans doute la plus fondamentale que toute l'Histoire de la littérature ait jamais posée, trois attitudes ont été observées : le renoncement à écrire de la poésie, la volonté d'écrire la «poésie du désastre», le choix délibéré d'une troisième voix, celle de «la poésie malgré tout».


1) Renoncer :

Cette attitude de renoncement a été observée dans divers domaines du sensible : ainsi, Vladimir Jankelevitch, philosophe, esthète, musicologue et brillant pianiste, s'est trouvé au lendemain de la guerre dans l'incapacité psychologique de rejouer au piano les compositeurs germaniques les plus sublimes des temps passés (Bach, Mozart, Beethoven, et surtout Wagner, érigé en icône nazie par le régime hitlérien).
Le poète juif d'origine roumaine d'expression allemande Paul Celan a écrit après la guerre des poèmes, en allemand, contre la langue allemande, contre la poésie même. Jusqu'à son suicide (en 1970), renoncement ultime, Celan s'interrogera toute sa vie, dans ses œuvres, sur cette question obsédante : pourquoi lui, Paul Celan (qui avait perdu ses parents dans les camps), avait-il survécu au génocide ?
Dans Le Mécrit (1972), le poète Denis Roche proclame de manière radicale que «(l)a poésie est inadmissible» et que «d'ailleurs elle n'existe pas». Cet ouvrage témoigne d'un «pourrissement poétique», en écho aux Apoèmes (avec préfixe privatif a-) d'Henri Pichette (1947). Le «Mécrit» de Denis Roche oscille entre le néologisme (*) d'une part, et plus exactement un hapax (*) exprimant la négation de la poésie, et le mot-valise d'autre part (*) signifiant la mort de l'écrit (Mécrit = Mort + écrit) ou plus certainement le mépris pour l'écrit, pour l'écriture (Mécrit = Mépris + écrit). Il indique un retour, une régression vers un «point zéro», en «ramen[ant] la production poétique jusqu'à son point extrême de méculture».

Néologisme (n. m.) : «Mot de création récente. Le néologisme est souvent formé en conformité avec les structures lexicales. En littérature, le néologisme est souvent un hapax, que l'usage ne viendra pas entériner.» (B. Dupriez, Gradus, p. 310).
Hapax (n. m.) : «Mot, forme dont on n'a pu relever qu'un exemple» (Trésor de la Langue Française, version informatisée en ligne) ; «Tours qui n'apparaissent qu'une fois, qui n'appartiennent pas au système.» (B. Dupriez, Gradus, p. 214, remarque 4).
Mot-valise (n. m.) : Processus qui consiste à«[a]malgamer deux mots sur la base d'une homophonie partielle, de sorte que chacun conserve de sa physionomie lexicale de quoi être reconnu.» (B. Dupriez, Gradus, p. 303).

Jorge Semprun, écrivain espagnol ayant vécu la déportation à Buchenwald (1943-45), arrêtera d'écrire de la poésie après son drame personnel en expliquant que l'expérience terrifiante des camps pouvait étouffer une parole poétique naissante.
Le renoncement, dans ces cas de figure, n'est pas tant un choix délibéré qu'une évidence irrépressible à celui qui la subit.


2) Ecrire la «poésie du désastre» (Maurice Blanchot) :

Si la poésie (et l'écriture littéraire de manière plus globale), comme la musique, a permis à nombre de déportés de survivre aux camps de la mort, si celle-ci a eu un rôle non négligeable de Résistance aux côtés des Alliés (Aragon, Eluard, les poètes engagés publiés aux "Editions de Minuit", dans la clandestinité), cette même pratique d'écriture, pour d'autres poètes, a constitué à la fin de la guerre un vecteur pour tenter d'exorciser ou à défaut, d'hurler la douleur des camps.
Mais on touche peut-être réellement ici aux limites de la poésie et mêmes des mots eux-mêmes (d'où la légitime question du renoncement) : comment dire l'indicible, l'inconcevable, l'indescriptible réalité des camps de la mort ?
Aussi quelques poètes ayant fait ce choix émouvant et courageux (Edmond Jabès, André Frénaud) se sont-ils heurtés à ces questions et ne sont guère passés en nombre à la postérité pour ces mêmes raisons, puisque la réalité de la Shoah en Europe (au même titre que l'expérience de la bombe A au Japon) éclipsait peut-être les seules ressources du langage verbal... et le sens même de la poésie.
Notons que les luttes poétiques anticolonialistes (celles du sénégalais Senghor, du martiniquais Aimé Césaire, du guyanais Léon-Gontran Damas) s'inscrivent également dans cette aliénation de l'homme par l'homme, de cette ligne lyrique d'une poésie du désastre.


3) Elire une troisième voix : «La poésie malgré tout» (J.-M. Maulpoix).

Yves Bonnefoy (né en 1923) appartient à cette génération de poètes ayant vécu la Seconde Guerre et publié leurs premiers recueils peu de temps après la fin du conflit (Traité du pianiste, 1946, Du Mouvement et de l'immobilité de Douve, 1953).
Les références ou les allusions à l'Histoire, et donc à la guerre, sont inexistantes dans la poésie de Bonnefoy. Cette volonté manifeste d'écart par rapport aux deux autres tendances décrites qui sont, elles, indissociables des conséquences de la guerre, s'inscrit en réalité à travers différents courants de la poésie contemporaine.
La poésie de Bonnefoy, qui trouve son élan dans le mouvement surréaliste, réagit très vite contre celui-ci en cherchant à circonscrire le concret, le quotidien, l'élémentaire. Les années d'après-guerre voient, en réaction négative face au surréalisme et à André Breton, un «nouveau réalisme poétique» (Gaëtan Picon). Trois optiques distinctes se dégagent de ce «réalisme poétique» :
- Une poésie humble proche de la réalité quotidienne, du langage commun (Philippe Jaccottet : «L'effacement soit ma façon de resplendir») ;
- Une poésie optimiste, objective, matérialiste mais conservant une hauteur de vue : c'est Francis Ponge décrivant (par une prose savante) une huître, du pain, une orange (dans Le Parti pris des choses) ;
- Une poésie pessimiste, en quête d'un réel en perpétuel horizon que le poète ne saurait atteindre mais auquel il s'attache à donner un sens (c'est la vision adoptée par Y. Bonnefoy) :

«Ce fait, [...] et sous le signe de quelle urgence ! que nous continuons à avoir besoin, pour simplement désirer survivre, d'un sens à donner la vie.» (Y. Bonnefoy).