Seminario de Literatura contemporánea - Traductorado / Profesorado de Francés

Présence de la poésie et poésie de la Présence : Les Planches courbes d'Yves Bonnefoy

Instituto de Enseñansa Superior en Lenguas Vivas "Juan Ramón Fernández" - Buenos Aires (Argentina)

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IV) Bonnefoy ou la Présence du simple.


* Lecture : section "Dans le leurre des mots" .


1) De la difficulté poétique à écrire simplement.

Les années 60/70 ont vu le recul de la poésie au profit de la critique littéraire : c'est l'invention du structuralisme qui vise, sous l'influence de la linguistique, à expliquer une oeuvre par toutes ses structures internes (le contexte et l'auteur et son "moi" en tant que sujet d'étude étant évacués au profit du seul "texte"). L'année 1967 marque pourtant un tournant dans la création poétique. Autour d'Y. Bonnefoy, les poètes travaillant pour la revue Tel quel interrogent une autre limite du langage : celle de la simplicité. Cette perspective nouvelle marque un certain retour du lyrisme et de la voix dans les années 80. Les poèmes s'ouvrent à nouveau sur le monde. Ce n'est plus le seul "texte" qui est envisagé par et pour lui-même. Des mises en connexion entre le "moi", le monde et les mots émergent. Et Y. Bonnefoy en est l'un des principaux porte-parole. «Quel discours est-il possible lorsqu'il s'agit de ce qui est absolument simple ?» (Plotin).
Y. Bonnefoy et les poètes de la revue Tel quel ont pris, à la fin des années 60, le pari de dire la complexité de la réalité du monde par la simplicité du langage. Audacieux pari qui, en réalité, fait de la poésie contemporaine, fidèle à sa réputation, un champ d'étude difficile à appréhender.
Poser le problème de la simplicité des mots, du style, c'est très certainement poser aussi celui de la poésie contemporaine. Du fait de cette recherche de simplicité, la poésie contemporaine, et en particulier celle d'Y. Bonnefoy, est, paradoxalement, difficile à lire et reste donc assez confidentielle.
Ecrire simplement la réalité du monde, lui donner un sens, relève de l'énigme poétique.
En ce sens, le recueil Les Planches courbes, par son titre même, énigmatique dans sa simplicité prosaïque, relève tout autant la présence du secret que le secret de cette même présence.


2) Poésie japonaise (une influence du Soleil levant).

Cette quête de la modernité dans la simplicité dans la poésie de Bonnefoy n'est pas sans rappeler l'influence des poètes japonais et des haïkus sur les poètes français d'aujourd'hui, depuis les années 80 et le retour en grâce des créateurs japonais (art contemporain, design, haute couture, cinéma, B.D. et mangas), libérés du traumatisme d'Hiroshima et de Nagasaki.
Le retour de la tradition millénaire du haïku accompagne la mode de l'extrême orient et en particulier du Japon depuis cette période en Europe. Des poètes comme P. Jaccottet ou Y. Bonnefoy ont sans doute dû relire avec beaucoup d'attention les classiques du haïku comme Sôseki, Shiki oncore Matsuo Bashô (1644-1694 de notre ère), porteur d'une poésie qui a fait de sa simplicité un trait définitoire et une discipline du genre.
Le haïku est un poème de 17 syllabes (distribuées en 5/7/5) refusant tout recours à l'image ou à la métaphore, qui décrit la réalité (parfois anecdotique) du monde. C'est une poésie de l'instantané. Un haïku associe à une saison (et à un mot s'y rapportant) une recherche graphique (c'est un poème calligraphié) et musicale (les jeux et les échos sonores y sont très importants bien que le procédé occidental de la "rime" lui soit parfois assez étranger).

Quelques haïkus de Bashô :

«Dans le vieil étang «Vieille mare
Une grenouille saute Grenouille saute
Un ploc dans l'eau !» Bruit de l'eau»

«La cascade est limpide.
Dans les vagues immaculées
Luit la lune d'été.»

[son haïku le plus connu, traduit en 24 langues, ici sous forme de deux traductions différentes].

«Tombé malade en voyage
Mes rêves errent
Sur une plaine dénudée» [son dernier poème]


3) Une définition de la Présence :

«Parler de présence à propos de poésie, c'est parler de son essence même, ou si l'on préfère sa raison d'être» (Patrick Kéchichian) : c'est ainsi qu'un lecteur non averti pourrait être sensibilisé au fait poétique de la "présence" telle que Bonnefoy la revendique. Pour celui-ci, l'acte poétique est avant tout révélation et Connaissance par une «expérience du monde», parce que le poème donne à voir le monde dans sa singularité. Bonnefoy reconnaît à son lecteur, aux côtés du poète, une fonction imminente : «à charge», pour lui, de «tenir ce pas gagné», son rôle de relais d'une «poésie qui ne dit rien à proprement parler» mais «qui permet de voir» ou, mieux encore, de «susciter» (Yves Bonnefoy) par le pouvoir et «l'évidence des mots» (Gaëtan Picon). Pour mieux appréhender cette «Beauté, beauté suffisante, beauté ultime» du monde ("Dans le leurre des Mots", I)
Bonnefoy assume complètement le caractère confidentiel de son travail en niant à sa poésie un statut d'objet de production et de consommation (tel qu'il est par exemple incarné aujourd'hui par le roman et les fameux prix littéraires). Le poétique n'est pas simple production verbale à consommer ayant des choses à dire, puisque la poésie n'a effectivement rien à dire. La présence poétique est tout au contraire quintessence de ces mêmes choses, une «expérience d'exister sensible» (Y. Bonnefoy), c'est-à-dire un moyen de donner un sens à la vie et à l'existence, où les cinq sens humains et la signification des mots ne forment plus qu'une seule et même direction.
«Ainsi, la présence éprouvée vient irradier ce qu'elle assume, fermant le cercle du fini, lui donnant, ne fût-ce que par instants, comme un poids d'éternité» note le critique Roger Munier. La présence serait la mise en mots d'une quintessence enfin révélée, enfin circonscrite dans l'espace musical, graphique et linguistique du texte, tout en gardant à l'esprit, en guise d'avertissement, le possible «leurre des mots» (titre d'une section), l'héritage des «ruines de la parole» ayant déjà tant donner à voir ("Dans le leurre des mots", II).
La présence serait donc passage (cf. le rôle du passeur dans la section "Les Planches courbes") vers le sens caché mais immédiat des êtres et des choses. Une transcendance moderne, sans Dieu, dépassant la simple expérience prosaïque du monde. Une fulgurance rendant possible, et même palpable, la Connaissance.
Dès lors, la quête du sens est en réalité bien une quête de la Présence, où il s'agit davantage pour le lecteur de REconnaître que de connaître, à proprement parler, pour retrouver l'instinct originel, primitif, organique, quasi animal, des mots et des choses, pour enfin "co-(n)naître" ("naître avec"), c'est-à-dire naître au monde :

«Or, de ces mots
[Vous n'avez] pas à pénétrer le sens
Car il [est] en [vous] depuis l'enfance
[Vous n'avez] qu'à le reconnaître, et à l'aimer
Quand il [revient] du fond de [votre] vie.» }
("Et alors un jour vint")